- Bonjour.
Wendy sursauta. Elle n’avait pas vu arriver le garçon qui se tenait contre le mur à sa droite, les mains dans les poches. Elle répondit en levant les yeux au ciel, espérant que cela suffirait pour faire comprendre à l’importun qu’elle n’était pas d’une humeur très sociale. Si elle avait choisi de sortir dans cette boîte ce soir, c'était pas pour se faire emmerder par un dragueur...
- Je m’appelle Peter, et toi ?
- Wendy, se surprit-elle à répondre.
- C’est joli Wendy. Je t’aime bien, lui répondit le garçon avec une incroyable candeur.
Elle s’attendait pratiquement à ce qu’il lui demande si elle voulait bien être son amie, la prochaine fois qu’il ouvrirait la bouche. Ce Peter était plutôt bien foutu. Il émanait de lui quelque chose d’indéfinissable. Son âge notamment. Elle n’aurait pas su dire s’il avait vingt ans, trente ans, ou plus. Son visage ne correspondait à aucun type précis... une touche d'exotisme dans les traits qui détonnait avec la blancheur de sa peau. Il lui rappelait ces portraits à l'huile harmonieux et arrangé de la renaissance... Une forme de perfection dans la simplicité, qui rendait ce Peter sympathique et désirable.
- On ne s’entend pas, ici lui dit-il. Ça te dit de sortir pour discuter ?
Cette affirmation était totalement fausse, car la voix du garçon, si elle n’était pas forte, ni portée, traversait avec facilité les sons électro crachés par les enceintes. Wendy ne releva pas ce détail et acquiesça. Elle avait une terrible envie de s'en griller une de toutes les façons...
Le jeune homme, sans se départir de son sourire engageant, l'écoutait déblatérer le flot de ses états d'âme de fille à papa. L'impasse était sombre et déserte. Combien de temps avaient-ils marché ? Dans quelle direction ? Mais avaient-ils seulement marché ? Quand Peter lui avait pris la main, elle avait eu l'impression que ses pieds ne touchaient plus le sol vicié des samedis soirs parisiens. Ils s'étaient baladés tous les deux comme dans un rêve sous les lumières et sur les ponts. Elle sentait avec Peter que tout devenait possible. Que la vie devait être ce qu'on voulait qu’elle soit. Elle avait envie de le l'embrasser. Plus qu'envie en fait. Elle voulait l'embrasser là, maintenant. Qu'ils fassent l'amour contre ce mur. Elle approcha de lui ses lèvres entrouvertes, franchissant la distance intime entre deux visages, qui rend le baiser autorisé, voire recommandé. Peter avait simplement saisi ses épaules, avec douceur, et l'avait repoussé. Wendy aurait dû se sentir blessé par ce rejet. Mais le sourire du jeune homme la convainquit du contraire. Tout était si simple et naturel avec lui... Il sortit de l'intérieur de sa chemise une petite bourse de cuir fermée par un gros fil, qu'il exhiba devant elle. Wendy inséra ses doigts dans le col et en écarta l'ouverture. Le scintillement de la poudre qu'elle contenait, illumina par en dessous son visage ébahi. Elle porta devant ses yeux, deux doigts couverts de cette matière étrange. Leur chatoiement se refléta dans ses pupilles. Peter souffla doucement dessus et elle inspira la fine poussière.
Ils volent, cette fois-ci pour de vrai. Elle tient la main de Peter, et contemple le parterre des lumières de la ville qui dessinent d'étranges animaux de rêve. Wendy porte des vêtements légers, faussement débraillés, dans lesquels l'air s'engouffre, flattant sa peau de ses assauts vivifiants. Ici, la ville n'émet qu'un ronronnement agréable, qui fait écho aux pulsions de son cœur qui s'emballe. Son gilet en coton glisse le long de ses bras alors qu'ils volent sur le dos. Puis, il s'échappe de son corps quand Peter lui lâche, pour la première fois, la main. Elle le voit tomber, sans trop y croire encore, au grès du vent, vers le serpent noir qui coupe en deux les lumières de Paris. Je vole. Le garçon lui fait signe de le suivre. Elle le suivrait jusqu'en Enfer s'il le fallait. Est-ce lui qui ralentit ou elle qui accélère ? Le fait est qu'elle se retrouve, sans s'y attendre, au dessus de lui. Elle n'a qu'à tendre les bras pour lui enserrer la taille... Ce qu'elle fait. Elle ferme les yeux, et laisse Peter l'emporter.
Elle revient à la réalité quand le jeune homme plonge dans le vide. Brusquement. Wendy pousse un petit cri de surprise qui se termine en rire nerveux. Ils foncent droit vers le large dôme d'un bâtiment circulaire et trapu qu'elle ne parvient pas à identifier. Il jouxte le jardin des Halles. Peter redresse au dernier moment la trajectoire et ils frôlent la structure concave. Les rires de Wendy fusent de plus belle. Les deux corps suspendus en font le tour, puis foncent vers la cime d'une colonne accolée au bâtiment. L'étrange tourelle surplombe le bord du dôme. Elle est coiffée d'une plateforme, surmontée d'une armature métallique. Une petite fille se tient au centre de cette sorte de cage à oiseaux. Elle semble les attendre. Les barreaux de la cage s'écartent pour les laisser passer. Ils se posent en douceur à trente mètres du sol. La fillette porte un costume de fée avec des ailes en plastique. Elle semble triste, désespérée. Elle supplie du regard Peter.
Quand Wendy se tourne vers le jeune homme pour lui demander qui est cette enfant, son visage a changé. Il est anguleux, pointu, disgracieux. Sa bouche s'est élargie sur toute la largeur de son crâne et elle dévoile plusieurs rangées de petites dents pointues. Une haleine insoutenable de pourriture et de marrée agresse la jeune fille. Cet effluve précède l'apparition d'un lourd bouquet de tentacules translucides qui dégueulent de la bouche de la créature. Ils tombent en paquet jusqu'au sol. La fillette pleure, supplie. Wendy est muette, terrorisée, impuissante. Ses jambes se dérobent. Elle s'effondre. Les tubes flasques rampent vers elle. Le bruit qu'ils produisent est mouillé, immonde. La jeune fille sent deux poignes d'acier froides se refermer sur ses bras. La fillette, assise à côté d'elle, plonge son regard désolé dans le sien et verrouille d'un geste résigné les deux loquets qui la maintiennent au sol, bras écartés. Déjà, elle sent sur ses jambes et son bassin l'immonde reptation humide des fines trompes, qui cherche sur son corps le chemin de sa bouche. Son visage est figé dans une grimace d'horreur silencieuse. Le reste du corps de Peter se tient immobile, au dessus de la malheureuse. Les pseudopodes qui glissent de sa bouche monstrueuse, s'allongent sans fin, semblant prendre racine dans les profondeurs d'un mal ancien et profond. Les larmes de la fillette déguisée en fée accompagnent les parcelles aspirées, arrachées, de l'âme de Wendy.
En bas de la colonne Médicis, Peter sourit, satisfait. Il se sent complet. Repus de l'âme de la jeune fille dont il perçoit les plaintes délicieuses à l'intérieur de son ventre. Elle a quitté ce monde pour rejoindre le sien. Son pays intérieur, l'endroit qui n'est nulle part. Il tient par la main la fillette, Clochette, qui essuie ses larmes. En haut de la tour, le vent disperse une fine cendre noire ; dernier souvenir, en ce monde, de la présence de Wendy.
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